Théodore était reparti avec Carole, Raphaëlle et Champoiseau. Héloïse et Fortuné avaient débarrassé la table et s’étaient assis un moment dans la cuisine où les foyers éteints depuis plusieurs heures avaient maintenu une température un peu plus élevée que dans la grande salle du Véfour.

  • Bien…, dit Fortuné en prenant le temps d’admirer les traits réguliers de sa compagne – ce qu’il n’avait pas fait beaucoup aujourd’hui. Théodore nous apprendra peut-être bientôt le fin mot de l’histoire ?… Tu y crois, toi, à ces histoires de Luddistes ?…

Ils terminaient avec gourmandise une bouteille de vin entamée.

  • Non. Surtout après ce qu’a révélé Carole.
  • Quoi ? Qu’a t-elle dit ? sursauta Fortuné comme s’il émergeait d’un long sommeil.
  • Tu sais bien : que Poisneuf pensait qu’il accéderait un jour à de grandes responsabilités. C’est incompatible avec un parcours de conspirateur qui aurait massacré des innocents !…
  • Mais tu as dit toi-même que ces aspirations n’étaient vraisemblablement que des divagations…
  • Ce qui m’intrigue, c’est que Théodore a confirmé ces divagations. Nous aurions dû en reparler avec lui…
  • Ne bouge pas…

Fortuné disparut, une chandelle à la main, et revint cinq minutes plus tard avec une feuille de papier, une plume et un encrier :

  • Faisons la liste des questions encore en suspens ou auxquelles nous avons peut-être apporté de mauvaises réponses. Je t’écoute…
  • D’accord… Questions : comment l’attentat aurait-il permis à Poisneuf une promotion quelconque à la Préfecture ou ailleurs ? Quel rôle précis avait-il ce jour-là ? Comment Souchard se serait-il échappé du chantier ? D’où viendrait la grosse somme d’argent que Poisneuf lui avait promise ?

Fortuné écrivait à toute vitesse.

  • … Pourquoi Poisneuf craignait-il tant que Souchard ne parle à d’autres ? poursuivit-il. Bien sûr qu’il faut garder le secret dans de telles circonstances, mais cette discrétion tournait à l’obsession chez lui…
  • Il me reste une dernière question, conclut Héloïse. Au moment de mourir, Poisneuf nous a dit la vérité en écrivant les messages « PSG TIR » et « FRM KV ». Pourquoi l’a-t-il fait ? Seulement pour nous lancer un défi ? Ou pour éviter réellement l’attentat ?
  • Tu as raison : il semble être à la fois l’auteur du complot et celui qui nous a aidés à l’éviter. Comme si, lui mort, l’attentat n’avait plus de sens… comme si sa mort changeait la donne…

Fortuné écrivit en capitales : « POURQUOI, POISNEUF MORT, L’ATTENTAT N’AURAIT-IL PLUS LIEU D’ÊTRE ? »

  • C’est à n’y rien comprendre, continua-t-il, puisque l’attentat a eu lieu et a presque réussi, alors que Poisneuf était mort. Il n’y jouait apparemment aucun rôle…
  • Est-ce si sûr ? Justement… Quel rôle aurait-il joué ce jour-là sur ce chantier ? C’était ma seconde question.
  • Aider Souchard à s’échapper ?… demanda Fortuné sans conviction.
  • Impossible. Souchard n’avait d’autre choix que d’être pris. Même aidé par un autre, il n’avait aucune issue pour fuir.
  • Mais… S’il ne pouvait s’échapper, une fois pris, il représentait un énorme danger pour Poisneuf, car il pouvait le dénoncer !

Soudain, le regard d’Héloïse devint perçant :

  • Fortuné… Ce n’est pas Poisneuf qui devait mourir, c’est Souchard !
  • Poisneuf devait se débarrasser de Souchard juste avant l’attentat, l’accuser au passage d’être inspiré par les Luddistes et s’attribuer le mérite d’avoir sauvé le Président du Conseil !
  • Attends, attends… Cela expliquerait que, se sachant perdu, il ait écrit ces messages avec son sang pour éviter un massacre qui, lui vivant, ne devait pas se produire !… Et cela expliquerait d’autres choses… Je vais rayer les questions auxquelles cette nouvelle théorie répond… Voyons…

Fortuné tira un trait sur tout ce qu’il avait écrit.

  • Il n’en reste plus aucune ! Et bien sûr, dans ce cas, il n’est même plus besoin de parler d’une grosse somme d’argent…, commenta-t-il. Eh bien ! Il semble qu’il n’y ait maintenant plus de question sans réponse !

Héloïse poursuivait sur sa lancée :

  • Il aurait tué Souchard la veille ou d’un coup de fusil, le jour même sur le chantier.
  • En se proclamant héros, reprit Fortuné, il risquait tout de même que Théodore et Gilles ne tentent de démontrer sa culpabilité. Mais le fait est que, Raphaëlle et Souchard disparus, il ne restait pas de témoin direct pour appuyer leurs dires.
  • Il restait la compagne de Souchard, mais Poisneuf aurait su facilement prétendre qu’elle n’était pas digne de confiance et qu’elle affabulait.
  • Je crois que tu tiens là le fin mot de l’histoire. Il n’aurait jamais dû y avoir d’attentat. Il y a seulement eu un obscur agent de la Préfecture de police débordant d’ambition et prêt à tout pour parvenir à de nouveaux honneurs. Si tout cela se confirme, il est certain que Thiers étouffera l’affaire. Comment pourrait-il laisser ébruiter le fait que la Préfecture abriterait des agents aussi peu fiables que Poisneuf ? Je suis sûr qu’il a déjà enjoint à tous les membres de la délégation de se taire.

Héloïse eut un grand bâillement.

  • Tu as raison, confirma Fortuné, nous avons bien mérité de dormir un peu… Il va être difficile de trouver un cabriolet à cette heure. Que dirais-tu que j’installe ici deux banquettes, pendant que tu réanimes le foyer de cette cuisinière ?